Lorsque on lit un album de bande-dessinée, et qu'on adore cela, il y a deux niveaux d'appréciation de l'œuvre. Notre goût personnel, et la qualité intrinsèque de l'album. Un peu comme un adulte, gardant une rancœur d'enfant contre les épinards, reconnaissait que Paul Bocuse pouvait en faire un plat merveilleux.
Jean Van Hamme est forcément un des Paul Bocuse de la bande-dessinée. Ses scenarii rythmées et toujours habilement construits sont frappants de génie. Après, on peut aimer ou pas. Selon ses goûts personnels !
Malgré tout le respect que je peux accorder à cet homme, le goût d'inachevé me reste en bouche après avoir lu cet S.O.S. Bonheur. Un peu comme les épinards. Mais aujourd'hui, je ne sais pas si les épinards étaient trop cuits et les ficelles trop grosses, ou bien si mon esprit avait envie de goûter autre chose.
S.O.S. Bonheur est un triptyque d'anticipation respectant les nombreux codes d'un genre, adapté au contexte d'une société européenne renouant avec le totalitarisme. L'action se déroule dans une seule et même ville, inspirée de Bruxelles.
Six histoires courtes (deux albums) indépendantes entre elles viennent présenter les jalons de cette société entièrement étatisée, présentant ses effets pervers dans différents domaines (santé, loisirs, travail...). Un troisième tiers de la saga prend plus le temps de développer une histoire autour de la révolte contre le système. Un personnage central sert de fil conducteur dans chacune des mini histoires.
Bien sûr, la thématique de l'anticipation est fascinante. Mais je sort avec peine de cette exploration du genre. Les deux premiers tiers sont épurés, avec la même histoire calquée sur quelques péripéties de nuances.
Le génie de Jean Van Hamme ressort véritablement dans la toute dernière partie de l'album, et sa conclusion, qui pourraient faire pardonner un scenario qui tourne en rond trop longtemps.
La conclusion porte en effet toute la puissance de la réflexion que porte SOS Bonheur :
- Spoiler:
Le système étatisé mis en place par les pouvoirs industriels et financiers est renouvelé par une révolution organisé par ces pouvoirs en place. Elle interroge forcément sur le rapport entre le politique et le pouvoir industrio-financier. Une conclusion hyper pessimiste, tendant à dénoncer l'incapacité du peuple à lutter.
L'accompagnement graphique de Van Hamme s'apelle Griffo. Le style des personnages colle aux ambiances des années 80 qui sont aujourd'hui dépassées (heureusement en ce qui concerne les fringues et les coupes de cheveux). Hormis Lino Ventura, qui a été engagé dans le rôle principal, les autres personnages incarnent un univers plat ou l'individu n'est pas. Les mecs dessinés sont d'une banalité dans la masse déconcertante, ils représentent l'anonymat le plus total. (Hormis celui qui a foutu ses cheveux dans un seau d'eau oxygéné).
La représentation des décors est du même tonus, incarnant une ville déshumanisée, assez effrayante. L'architecture fait pas mal penser à Bruxelles (cfr le Brüssels de Schuiten et Petters). J'ai trouvé quant meme que ça manquait de relief. Ça n'est pas l'explosion graphique, mais ça colle à l'environnement. Le découpage est très bon, mais je crois que Boss Van Hamme s'en occupe personnellement.
Je n'arriverai pas à coller l'adjectif de cultissime à ce triptyque. Malgré mon intérêt éveillé pour l'anticipation, les sujets politiques, et mon indulgence envers JVH. La thématique ne vieillit pas, mais certaines significations ont changé lorsque les murs et rideaux de fer ont tombé et n'appartiennent plus aux réalités contemporaines. Et pourtant, malgré tout cela, Van Hamme aurait-il lu dans une boule de cristal qu'il n'aurait pas fait mieux en 1989.