Continuons notre exploration des bandes dessinées signées Paul Cuvelier avec Epoxy, un album publié par Eric Losfeld en mai 1968.
Tout était pourtant paisible pour la jeune Epoxy ; des vacances ensoleillées en Grèce, une promenade en bateau... mais là-dessus, naufrage, et elle se fait enlever par un tyran libidineux qui la donne en offrande aux dieux antiques.
Ce scénario farfelu a de quoi surprendre pour un album signé Cuvelier. Mais déjà, dans les aventures de Corentin, les rebondissements ne manquaient pas, les changements d'univers brutaux non plus. Et l'évocation du naufrage place l'album, au même titre que le premier Corentin, sous le signe des robinsonnades (au moins pour quelques pages).
Un scénario surprenant donc, pour lequel Cuvelier, désireux de changements, a choisi un nouveau scénariste, qui lui a été présenté par l'une de ses jeunes modèles qu'il se plaît à peindre entre deux planches de bd (à moins que ce ne soit l'inverse). Le jeune homme (c'est Jean Van Hamme) lui propose de scénariser la prochaine histoire de Corentin, en deux tomes (Le Prince des Sables), ce qui n'enthousiasme guère Cuvelier. Lui a des envies d'antiquité (c'est à la mode), de corps nus (c'est aussi à la mode). Et Van Hamme s'empare alors aussitôt de ces désirs pour, en marge de Corentin, écrire Epoxy.
Revenons à notre histoire.
Projetée dans l'antiquité grecque mythologique, Epoxy se retrouve aux mains des belles amazones, mais juste au moment où Hercule vient piquer la ceinture d'Hippolyte, leur reine (ça vous rappelle quelque chose ? C'est le 9e des travaux d'Hercule). Epoxy est alors emportée à la place d'Hippolyte par Thésée, qui s'empresse, le goujat, de l'abandonner dans une douce clairière.
Epoxy croisera par la suite la troupe des centaures de Chiron, Dionysos, et Zeus lui-même s’éprendra d'elle sous une forme animale (comme à son habitude). Punie par la jalouse Héra sur le rocher d'Argos, Epoxy doit son salut à l'attrait qu'elle inspire à Hermès... Elle croisera encore beaucoup de dieux, afin que nous ayons un panel le plus représentatif possible de la mythologie grecque.
On le voit, le scénario picaresque d'Epoxy n'est pas exempt de facilités de jeunesse. Il permet néanmoins à Cuvelier d'enfin coller à ses aspirations. C'est que dans l'art de Cuvelier, il y a une forte tendance à l'érotisme qui transparaît franchement dans ses toiles, et Cuvelier, dans les histoires pour le journal Tintin se sentait pris dans une sorte de mièvrerie qui ne lui allait pas vraiment.
Heureusement pour lui, la société dans son ensemble aspire elle aussi à grandir, à s'ouvrir, à profiter de la vie. Heureusement pour lui, la bande dessinée grandit aussi, devient plus adulte, notamment par l'intermédiaire des éditions Losfeld qui avaient publié Barbarella, et toute une série d'albums érotico-psychédéliques à l'aune des seventies. C'est bien sûr une des inspirations majeures pour Epoxy, dans lequel on retrouve la liberté de ton et d'écriture de Forest.
Nous l'avions vu avec les premiers albums de Corentin, Cuvelier est l'un des auteurs les plus malchanceux, les plus malmenés par les rééditions de ses œuvres (aux côtés de Macherot par exemple). Epoxy ne fait pas exception à la règle avec pas moins de 7 éditions différentes chez 6 éditeurs différents : en moyenne, une édition nouvelle tous les 6 ans !
La première édition d'Epoxy, celle qui fait donc référence est très marquée par son époque. Epoxy y subit un traitement en bichromie, qui, nous allons le voir, est unique parmi toutes les autres éditions. Chaque chapitre se voit attribuer une teinte, qui est censée traduire une atmosphère propre à chaque chapitre. Le rendu est donc assez coloré, comme passé au filtre d'une gélatine changeant au fil de la lecture : ambiance psychédélique, je vous l'avais dit.
(édition Losfeld, 1968) La qualité de publication est particulièrement soignée (comme pour la plupart des albums Losfeld), sur un papier très épais, d'une taille assez imposante. Chaque chapitre est de plus séparé par une double page blanche, et le livre bénéficie d'une jaquette sur laquelle il y a une double couverture, Epoxy aux prises avec l'amazone, et au verso, Epoxy lascivement allongée sur des coussins. Les diverses éditions feront leur choix parmi ces deux illustrations pour leur couverture, sauf une.
Les trois éditions suivantes seront assez respectueuses de la présentation originelle, et reproduiront les deux illustrations au recto et au verso, dans leur présentation d'origine. Seul le nom de l'éditeur change, mais chacun a eu le respect de conserver la police d'inspiration grecque choisie par Losfeld... On verra que plus le temps passe, plus le respect se perd.
Durant les années 70, l'album sera réédité par Horus. La version de 1977 est donc assez respectueuse de l'album original : même taille, même dos, le papier est un peu moins classieux, mais l'essentiel y serait. On perd au passage la jaquette, mais surtout la bichromie. L'album est en noir et blanc, mais le trait reste assez fin, proche de l'original.
(édition Horus, 1977) - - - - - (édition Marcus, 1981) Dans les années 80, Epoxy est réédité par Marcus, et on y perd encore un peu. Le format est très légèrement inférieur (notamment pour l'épaisseur, qui se trouve bien réduite), et le trait un tout petit peu plus gras, atténuant donc la précision du dessin de Cuvelier (précision relative parfois, tant l'unité graphique de l'album est distendue). Puis c'est Blue Circle, une maison d'édition néerlandaise, qui s'appuie, d'après sa page de garde, sur la version Marcus. C'est la réédition la plus étonnante d'Epoxy. Blue Circle est en effet connu pour avoir édité des tirages luxe grand format des albums de Blake et Mortimer dans les années 80. Si elle ne respecte pas la couleur d'origine (l'album est tout de même en bichromie -couleur tabac, tout le long, c'est la seule version qui essaie de rendre la bichromie originelle), elle en impose par sa taille et son dos toilé. Il est bien dommage que cette édition luxe n'ait pas respecté le choix de couleur de départ (et que le papier soit un peu léger).
(édition Blue Circle, 1985) Toutes les rééditions précédentes méritent donc une considération liée au respect qu'elles ont porté à l'édition originale. Les suivantes sont bien plus discutables.
Les années 90 connaîtront une seule réédition d'Epoxy, grâce aux éditions Lefrancq. Grâce ? Cet éditeur, qui a eu le mérite de parfois tirer de l'oubli certains albums prend un parti ici un peu hasardeux, celui de faire coloriser Epoxy par François Craenhals.
Mais le résultat s'avère pitoyable : les couleurs criardes, la piètre qualité du papier, la taille classique, tout cela en fait un album 'normal', applati, qui perd alors sa dimension auratique originale. De plus, les deux illustrations de couverture sont changées au profit de deux autres bien moins évocatrices, et plus grand public. Les pages blanches qui séparaient les chapitres depuis l'édition originale sont ici agrémentées d'une illustration en noir et blanc. Eh oui, une double page blanche, ça doit avoir un aspect un peu inquiétant pour un lecteur des années 90...
L'édition est tout de même augmentée par un supplément de 16 pages contenant un témoignage de Van Hamme sur l'édition présente d'Epoxy, et un long texte de Numa Sadoul en hommage à Cuvelier.
C'est alors que les éditions du Lombard récupèrent Epoxy et en proposent elles aussi une version colorisée (décidément!).
L'idée de départ des éditions Lefrancq n'est cependant pas mauvaise en soi. Epoxy est imaginé au départ en couleur par Cuvelier. Il réalise même deux planches test qui serviront de passeport auprès des éditions Losfeld. L'une de ces deux planches est publiée dans le livre Corentin et les chemins du merveilleux, de Philippe Goddin (publié au Lombard en 1984), et la comparaison joue plutôt en la faveur de la version Lombard de 2003. Le coloriste de cette version, Bertrand Denoulet, est plus proche en effet de ce que Cuvelier avait imaginé au moins pour cette planche-là. Néanmoins, l'ensemble reste plat : on est loi du feu d'artifice proposé par Losfeld et sa bichromie !
(planche originale de Cuvelier)(version Lefrancq - - et - - version Lombard) De plus l'album est encore plus petit (c'est la version poche d'Epoxy). Il reprend néanmoins pour illustration de couverture celle du verso de l'album Losfeld... ouf ! Les années 2000 seraient-elles moins prudes que les 90s, ou les fesses sont-elles plus vendeuses que les amazones et les centaures ? Ce qui est sûr, c'est que le lecteur des années 2000 craint encore plus le vide, car la double page blanche qui séparait originellement les chapitres a tout bonnement disparue de cette nouvelle version.
La dernière édition en date, on la doit aussi au Lombard. En 2009, en plein revival 'patrimoine', au milieu des intégrales et éditions luxueuses, surfant aussi sur l'exposition Sexties du Bozar de Bruxelles qui avait mis en lumière l'album comme l'un des plus marquant de cette vague érotico-adulte des années 60, Le Lombard décide de ressortir Epoxy, mais attention ! en édition luxe, avec dos toilé et en noir et blanc s'il vous plaît !
De fait, l'aspect extérieur est bien tentant, le noir de la couverture très classieux, et, surtout, la promesse de bichromie de la couverture renvoie enfin aux premières éditions. Mais de bichromie, il n'y aura pas, et l'édition du Lombard se classe dernière des éditions noir et blanc quant à la qualité de l'impression. S'agit-il d'évoquer, avec cette édition, la qualité des petits formats érotiques des années 70, eux aussi en vogue maintenant ? (voir sur le lien entre Epoxy et les petits formats érotiques l'article publié dans l'Eprouvette n°1 à l'association)
Il s'agit en fait d'un tirage noir et blanc de la version 2003 : pas de retour des pages blanches non plus.
(éditions du Lombard, 2009) Par contre, un détail amusant apparaît en survolant l'intégralité de ces éditions, détail qui pose question, parce qu'il va un peu à rebours de ce que j'ai dit précédemment. La numérotation... Dans les trois dernières éditions, la quasi totalité des planches est numérotée, contrairement aux éditions précédentes : la Losfeld, La Horus et la Blue Circle ne contiennent aucune planche numérotée. Sans doute les numéros ont-ils été rajoutés lors de la colorisation Lefrancq... Or, la numérotation apparaît, de façon très lacunaire, dans l'édition Marcus. Elle est donc antérieure à cette édition, et a été gommée pour toutes les éditions précédentes. Seules les éditions Marcus ont mal fait le gommage (et seraient donc parties pour leur tirage des originaux?) …
Voilà pour ce tour d'horizon concernant cet album, tour d'horizon que j'ai voulu le plus complet possible. Si vous aviez d'autres renseignements autour de cette série (peut-être certains ont pu voir cette expo à Bruxelles ?) je serais volontiers preneur.
Un petit tableau comparatif pour conclure.