Une thèse en bande dessinée ? On risque d'être vite dépassé, et l'idée peut sembler accessoire... Mais pas si le fond même de la réflexion repose sur les enjeux formels et narratifs qui sont contenus dans le medium.
Nick Sousanis, enseignant, chercheur, artiste, sportif de haut niveau... a soutenu en 2014 cette thèse, 'Le Déploiement – une enquête visuelle/verbale sur l'apprentissage en plusieurs dimensions', qui a été publiée en 2015 aux États-Unis sous le titre simplifié Le Déploiement.
Le Déploiement, c'est le déploiement de la pensée, mais aussi des outils permettant de rendre compte de cette pensée et des concepts. L'auteur analyse les formes que prend la perception humaine en faisant le pari que la bande dessinée, par exemple, est plus apte à prendre en compte les dimensions perceptives que le langage. En tout cas, qu'il faut s'ouvrir à d'autres formes permettant d'analyser, et de transmettre.
L'auteur s'adresse ici, fort de son expérience, particulièrement aux enseignants : la quasi-totalité de l'enseignement passe effectivement par l'écrit, et, en défendant la thèse évoquée ci-dessus, l'auteur en pointe les limites.
C'est peut-être le point le plus léger (à notre humble avis, qui ne demande qu'à être remis à sa place), de l'exposé de Sousanis : pris dans cet enthousiasme plutôt frais fondé (entre autres) sur la promotion de la bande dessinée comme médium plus adapté à la transmission, il oublie, nous semble-t-il, de prouver véritablement les limites de l'écrit. Son propos est même d'assurer que ce seraient les limites de l'écrit qui enfermeraient la pensée... L'écrit serait une « contraction de la pensée » castratrice. Peut-on lui opposer que l'écrit a souvent été un vecteur de libertés, et que quelques auteurs ont su au contraire en faire un moyen d'émancipation et d'expression unique ?
Le Déploiement est cependant une édition de sa thèse, dans laquelle des planches ont été mises de côté par l'éditeur américain pour que le livre soit accessible à un public plus large : peut-être que les passages supprimés permettraient de suivre avec plus de rigueur le propos global de l’œuvre ?
Toujours est-il que Le Déploiement est un livre de bande dessinée qui va compter. L'auteur réussit par son écriture même à soutenir la thèse défendue. Il trouve place dans le même temps dans une histoire de l'essai en bande dessinée, histoire assez jeune, mais qui compte au moins deux œuvres essentielles et fondatrices que sont L'Art Invisible et Alpha et Bêta de Jens Harder.
On sent très souvent ces deux influences dans le livre de Sousanis, L'Art Invisible dans la manière même de l'écriture (même si ici nous n'avons pas notre petit personnage-guide), et la somme de Harder pour la façon de se servir d'un réseau de références littéraires et picturales qui décuplent en permanence le propos.
On pense aussi souvent pour certaines pages aux œuvres de Marc-Antoine Matthieu, qui constitueraient de beaux éclairages pour les idées développées.
Graphiquement, Le Déploiement est remarquable de justesse, et plusieurs de ses pages pourraient aisément être publiée dans quelque anthologie de la science-fiction en bande dessinée, genre d'ailleurs dans lequel l'auteur va puiser nombre de références.
Si l'on met de côté le contexte (la publication d'une thèse en bande dessinée), Le Déploiement reste un ouvrage unique, fort et original, exigeant dans son propos, apportant beaucoup au lecteur, un de ces livres qui marquent, qui fera référence, parce qu'il sait s'inscrire dans une histoire de la bande dessinée, parce qu'il est érudit tout en laissant une grande place à la sensibilité et à l'expression personnelle de l'auteur.
Publié en mai 2016 en France par les éditions Actes Sud – l'an 2 (toujours très pointues et irréprochables quant à la qualité de l'ouvrage), Le Déploiement semble être passé sous les radars des palmarès... Il a obtenu aux États-Unis le Lynd Ward graphic novel prize.
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http://www.actes-sud.fr/catalogue/lan-2/le-deploiement