L'odeur des garçons affamés de Loo Hui Phang et Peeters

Les albums où figure le nom de Frederik Peeters font désormais partie des incontournables de nos rayons et chacune de ses nouveautés est observée à la loupe, attendue comme peut l'être un nouveau disque de votre groupe de musique préféré.

Depuis Pilules bleues, Lupus ou Koma, autant de pièces devenues indispensables dans nos bibliothèques, nous ne doutons plus du talent de conteur et d'illustrateur de l'auteur de Genève, sentiment renforcé par ces deux derniers chefs d’œuvre en date, l'adaptation d'une histoire de Pierre-Oscar Lévy, Château de sable et bien sûr, sa pièce maitresse la série Aâma, où il disséquait les tourments et tréfonds de l'âme humaine, sous fond de science fiction. Nous pouvons ajouter à cette bibliographie très dense et à l'éclectisme avéré le très Lynchien Pachyderme, le roman policier RG écrit par Pierre Dragon ou la comédie absurde Les miettes, scénarisée par Ibn Al Rabin.

Il ne manquait finalement qu'un western pour ajouter une nouvelle pierre à l’édifice de son œuvre et c'est Loo Hui Phang (une autre ancienne de la maison Atrabile) qui lui offre, une auteure que nous avions déjà croisée ici et qui avait déjà retenue mon attention sur le très personnel Cent mille journées de prières et celle de notre camarade Superphane sur le roman graphique Les enfants pâles dessiné par Philippe Dupuy.



L'odeur des garçons affamés ce n'est donc pas seulement le nouveau Peeters puisque la scénariste d'origine laotienne a imaginé et écrit sur mesure cette histoire qui nous conduit donc dans l'ouest américain, comme tout bon western qui se respecte.
La guerre de sécession est terminée, une expédition est initiée par une organisation aussi mystérieuse que privée pour répertorier, cartographier, recenser et photographier cette Amérique sauvage et ces nouvelles terres inconnues dotées d’innombrables richesses. A sa tête on retrouve le bedonnant Stingley, il est ingénieur géologue et surtout sans foi ni loi par rapport à la mission qui lui est administrée. Le seconde dans cette épopée, le photographe Oscar, un dandy irlandais à l'allure fort élégante et au passé sulfureux, en fuite suite à de sombres magouilles dans les milieux de la photographie new-yorkaise. Enfin, le troisième larron, c'est Milton le garçon de ferme, lui c'est la petite main, en charge de la logistique et des chevaux, un étrange pouvoir l'habite.
A leurs trousses, on retrouve aussi un chasseur de prime qui poursuit en cachette l'expédition, ainsi qu'un vieux chef indien à l'affut des faits et gestes de nos trois explorateurs qui ne sont pas au bout de leurs surprises dans ce huis clos grandeur nature.

De construction classique, l'histoire va à la fois suivre des chemins attendus en menant des réflexions d'usage (comment imposer la civilisation au monde sauvage) et se lancer aussi sur des pistes assez étonnantes sous forme d'étrangetés en ajoutant une dimension mystique et ésotérique.
Le genre western ne sert alors plus que de décor dont les deux auteurs ont décidés de tordre les codes et les clichés.
La question de la sexualité est par exemple abordée de façon subtile à travers l'amour interdit entre Oscar et Milton, ainsi que la confusion des genres, ce qui change de l'approche bien souvent virile et misogyne de la chose.
L'éradication des commanches est également traitée loin des poncifs habituels et d'une simple rivalité de peuples, l'auteure nous rappelant les origines, comme la colonisation espagnoles et le rôle que joueront les chevaux.
Enfin, pour illustrer le surnaturel et les croyances, elle utilise un support rationnel et bien réel, celui de la photographie qui a joué un rôle très puissant dans la propagande de ces années-là, les missions d’exploration de l’Ouest revenaient avec des images censées donner envie aux colons de partir tenter leur chance, dans des territoires encore très dangereux.



Au final, "l'odeur des garçons affamés" n'a donc plus rien du western classique, perverti par la question de la nature humaine et de l'identité profonde des individus, identité sexuelle, identité des origines, les codes répondants au genre sont alors déformées et malaxées, rendant ce récit aussi déroutant que profondément passionnant.

Qui d'autres que Frederik Peeters pouvait porter ce projet tant l'auteur excelle par son dessin, à représenter aussi bien les grands espaces que les relations fortes entre les personnages à travers des plans plus resserrés où les jeux de regards se révèlent d'une importance bien souvent capitale. Et quand il faut saupoudrer d'une touche fantastique, on retrouve toute la magie entrevue dans Aâma et les jeux de couleurs nécessaires à la scène pour plonger le récit dans une dimension inattendue.
Lui aussi semble s'être bien amusé à triturer le genre et ses codes, il aurait avouer avoir dessiner l'oued marocain, déroutant je vous dis.

Quand des forces irrationnelles prennent le dessus et déjouent les ambitions les plus insignifiantes, le tout sur fond de grand Ouest américain, magnifiquement mis en image et couleurs par un auteur incontournable. Un western qui a de l’esprit , c’est que du bon !
On aurait envie d'une suite...

Ce livre me plaît énormément, sans doute pour deux raisons majeures. Il ne s'y passe pas grand chose, en tout cas rien qui relève de ficelles narratives ou d'accroches qui tiennent le lecteur en haleine grâce à des trucs. C'est une histoire humaine, toute simple, qui s'inscrit dans une époque importante pour l'"esprit occidental", le récit d'un grain de poussière parmi le grand tout, cohérent et juste. La seconde raison, c'est le langage de Loo, très écrit pour des dialogues, ce qui me ravit. Je ne supporte plus qu'on rapporte sans cesse des tics oraux dans l'écriture de dialogues de bédés (ou de films), pour faire plus "vrai" ou je ne sais quoi. Tous les personnages s'expriment à peu près de la même façon, un peu comme chez Rohmer, c'est Loo qui parle à leur place, et plutôt qu'entendre les insanités sémantiques des uns et des autres, on lit du beau texte.

Loo Hui-Phang écrit remarquablement bien. On s'en était rendu compte à la lecture des enfants pâles.

Par conséquent, j'ai trouvé ça un peu bavard...
Bien écrit, mais bavard.
Après western classique ou pas, ça fait belle lurette que le genre a débordé ses thèmes et qu'il s'est souvent décentré vers l'intime, l'intérieur du personnage et son rapport à la spiritualité. Donc rien de bien neuf ici. Ce qui est d'ailleurs vrai pour Peeters aussi tant on retrouve plein d'éléments déjà vus notamment dans aama (comme l'a dit can). Peut être un péplum la prochaine fois, qui sait ?

Concernant la sexualité, ou plutôt l'homosexualité, c'est effectivement un des éléments assez rares dans le western, néanmoins ici, l'honneur est sauf, car il est justement question d'emprunter davantage le droit chemin !
On entre cependant avec cette question dans le vif du sujet. On sait gré aux auteurs de ne pas avoir fait du genre de Winston le coeur de l'album, la révélation finale. Même s'ils ont quand même voulu nous mener en bateau, et ça, ça n'est pas très sympa.
S'ils n'en font pas la révélation finale, c'est qu'ils la gardent pour un autre personnage, mais ça fait flop quand même.

La lanque est coquine. Elle ne marche pas pareil à l'oral et à l'écrit. Fred a pointé la belle écriture de la scénariste, de façon très juste. Cela donne un côté un peu désuet à l'album, très appréciable. Or, l'accord du participe passé pour la plupart des verbes français ne s'entend pas. Il n'est qu'à l'écrit, une expression de notre compréhension de la langue, des liens entre les choses, de leur propre nature, leur genre.


Durant tout le livre, j'ai traqué le participe passé. Car petit à petit on comprend que Winston est une fille, et on apprend (moins vite) que Stingley le sait. Aussi, quand il parle, il tente de cacher qu'il sait, mais quand il pense à Winston, il ne peut y penser comme à un garçon... Il connait son genre. L'écriture de Loo Hui Phang est remarquable, elle réussit à éviter le piège quasiment tout le temps, jusqu'à la p.86. Rien ne vient justifier l'accord du participe passé. Stingley pense de Winston qu'il est un garçon. L'auteur me ment.

C'est sans doute pour mieux me piéger, et faire du twist final quelque chose d'époustouflant, reposant sur la personnalité perverse de Stingley. Or, ce personnage, il m'en manque un peu. Autant on comprend aisément les deux autres, leur passé, les enjeux qui les mènent ici, et ce qui se trame là pour eux me semblait suffisant à construire une intrigue, autant Stingley, il me paraît être là comme un cheveu sur la soupe. Un bout de gras en trop. Son projet mégalomane sonne faux, comme s'il venait là pour contrebalancer les deux autres, et qu'on en fasse le centre de l'histoire au final, assez maladroitement. Il ne m'intéresse pas, rien ne vient valider cette importance qu'on lui donne. J'ai l'impression qu'il fallait que le livre finisse par une sorte d'apothéose de révélations pour m'en mettre plein la vue. Que le scénario répond à des règles d'écriture, plus qu'à une véritable sincérité.
Et que l'accord du participe passé trahit ces intentions malhonnêtes.

Les dessins et les couleurs sont magnifiques.
Le texte est beau, bien écrit et fluide.
Le titre est très fort.
Toute la première partie, qui installe les personnages, avec leurs zones d'ombres et de mystères, est très alléchante et se crée un rythme et un trouble réussis.
Mais je ne suis pas restée dans l'histoire quand celle-ci a basculé dans le fantastique - mystique - symbolique - vampirique ... Trop de "ique" pour moi, plus assez d'unité. Dommage.

Tu as raison, Eraser, le personnage de Stingley me pose problème aussi, comme s'il nous manquait des pièces pour comprendre sa folie.
(et moi aussi, à la relecture, j'ai cherché des indices d'orthographe pour découvrir les traces de la vraie nature de Milton dans le texte : la première fois, je n'avais remarqué aucun des indices visuels qui nous le font comprendre - et j'ai été étonnée relisant de voir toutes les preuves dessinées...).
Tu pinailles, Jérôme et ça m'amuse, parce que je ne peux pas m'empêcher de faire de même : ainsi quand Oscar enlace Milton pour la première fois et glisse sa main dans son pantalon, découvrant ainsi l'imposture, je crois qu'il y a une erreur dans l'enchaînement des cases en haut de la page 56. Ou bien je n'ai pas tout compris de leur étreinte Comme il s'agit quand même d'un moment important dans la construction de l'intrigue, ce genre de "détail" n'en ai plus vraiment un ...

Je n'ai pas été gêné comme vous par ce personnage, au contraire, je le trouve essentiel dans le cœur du trio, avec un contenu qui contrebalance vraiment avec les deux autres dont les caractères et les aspects de personnalité vont se développer dans le rapprochement, là où la folie de Stingley va jaillir au fur et à mesure que les deux autres lui échappent.
Cet album nous parle du désir avant tout, les intentions de Stingley sont faites de conquêtes et de grandiloquence, totalement à l'opposé des désirs d'Oscar et de Milton dont le cheminement est plus personnel et sentimental, on a ainsi deux visions opposés de l'épanouissement et de ce fait Stingley est essentiel au récit.
Comprendre que Milton est une fille, on le voit dès les premières pages et la scène de la rivière, je ne crois pas que ce soit finalement un enjeu majeur dans le livre que de maintenir un suspense par rapport à ça.

Mais oui, on est d'accord, ça n'est pas important, alors pourquoi cet accord ??!
De plus on est aussi d'accord sur stingley, il est essentiel, c'est justement le problème ! Ce qu'on essayait de dire c'est qu'il n'est pas assez construit pour qu'on puisse comprendre les tenants de sa 'folie', qu'elle fait plus fabriquée, ficelle de scénario, que véritable propos.

Ma sensation en refermant le livre fut surtout d'être resté un peu sur ma faim. Comme si les personnages avaient été mis en place puis abandonnés.
C'est quoi ce chasseur de primes Vampire-zombie? Quel intérêt? (même si les passages où il apparait sont assez forts, le personnage lui-même m'a laissé perplexe).
Les Comanches? Quels sont leur rôle exactement, leur lien avec cette fin énigmatique?

Bref beaucoup de choses, de pistes, d'histoires effleurées qui auraient mérité d'être mieux exploitées.

C'est vrai que toutes ces pistes effleurées, suggérées et non exploitées, on dirait du "Lost"
Or j'ai beaucoup aimé Lost : le suspense pour le suspense, tant pis pour les incohérences ! Ca se déguste tout frais cueilli !
On est ici dans le divertissement pur, mené de quatre mains de maîtres. L'imagination cavale dans tous les sens, c'est bien écrit et bien dessiné, que demande le peuple ?

sinon, le petit jeu de Milton a été capté page 8, dès la seconde image où il apparaît...la séance de lessive nocturne dissipant toute équivoque !

L’odeur des garçons affamés, voilà un titre qui sent la sueur, le mâle, mais très vite les ambiguïtés apparaissent, Milton et son visage androgyne, Oscar et ses manières de dandy , seul Stingley qui dès le départ affiche clairement son/ses parti(e)s fait contrepoids face à ces 'déviances'. Pour moi cet étrange western parle de cela, des lignes que l’on croit bien tracées, limites que l’on s’/nous impose et que l’on dépasse plus ou moins  consciemment ; Milton qui pour échapper à sa condition de femme et au destin qui lui incombe se fait passer pour un garçon, Oscar persuadé de son homosexualité qui finit par l'aimer, Oscar encore qui pense maitriser le monde en s’en tenant à sa surface,  et qui se laisse rattraper par certains fantômes.Stingley enfin qui à l'inverse aimerait créer le sien en en définissant les limites.  Chaque début de chapitre commençe par deux images à l’envers, ce retournement de situation est  comme une adresse au lecteur, quel regard porte on sur le monde ? quel monde est réel ? celui que l’on voit là devant nos yeux objectivement ,comme photographié, ou celui se qui se profile autour, au delà, dans nos pensées, nos désirs, nos rêves. La réponse est claire au vue de la tournure que prennent les évènements : l’irrationel prend le dessus et renverse cet univers que certains, illusoirement  voudraient parfait. Pour Stingley cela signifie sans femmes. On y revient encore et toujours, bien que Loo Hui Phang les a ,à priori, fait disparaitre du décor, elle fait de ce pôle féminin un élément central autour duquel l’intrigue se déroule, en fait c’est un western féministe ! Pour répondre à Gaga, c'est une piste de lecture, parmi d'autres, en tout cas cette deuxième lecture confirme ma première impression, c'est très réussi ... mais j'avais beaucoup aimé Frapper le sol, donc c'est pas gagné...

Le western : j’ai tout de suite un à priori positif. Je me force donc à l’oublier pour vivre un moment avec ces personnages peu classiques, perdus au milieu du désert pour leur(s) mission(s). Le surnaturel délicat m’emballe. Pas de défauts pour moi.
Le monde ne peut être limité à quelques photos ; c'est ce que l'esprit galopant vient dire à notre photographe.

Merci Manue, et merci Charles,
de belles pistes de lectures, sur la photo, l'image, le rêve, le réel et les femmes...

Mais je suis très mauvais pisteur, et je n'ai pas du trouver mon chemin.
J'aurais moi aussi aimé voir "révélées" toutes ces belles pistes prometteuses.

Lecture décalé et manque de temps me prive d'un commentaire que j'aurais aimé plus fourni.

Excellent livre où le western n'est qu'un prétexte pour mettre en scène des personnages complexes et décrire l'évolution de leurs relations avec beaucoup de malice. Les apparences sont trompeuses....
Seul bémol, le délire final de Spingley ne fonctionne pas bien, il va trop loin peut-être.

Ce que j'ai aimé, c'est, comme le souligne Fred, qu'il ne se passe pas grand choses. Les acteurs sont avant tout plongés dans le grand Ouest, et c'est lui le personnage principal. Et il est magnifiquement mis en scène avec ses indigènes, sa faune, ses paysages, sa lumière… La production graphique de Peeters est magnifique -Frederik, emmène-moi où tu veux !