Nuages et Pluie, de Loo Hui Phang et Philippe Dupuy

Werner a survécu à la guerre des tranchées - mais seulement en apparence.
Car en lui, il porte la blessure de cette boucherie humaine. Sur son corps, c'est une cicatrice au dessous du cœur, à l'emplacement où une balle ennemie l'a touché, ralentie par le corps de son ami Georg. Dans son esprit, c'est la culpabilité terrible d'être encore en vie, quand son camarade a succombé, laissant femme et enfants derrière lui.
Werner est en errance, dans les lieux dont lui parlait son ami. Mais arrivé en Indochine, il vit comme un paria, ennemi allemand au milieu des populations francophiles.
Le hasard le pousse dans une contrée isolée, où de riches maîtres chinois possèdent une usine aux allures de camp de concentration et dont les employés semblent aussi glacés que des spectres. Sans espoir ni désir, pas vraiment sûr de vouloir vivre, Werner accepte la place qu'on lui offre et les portes de la forteresse se referment derrière lui. Peu à peu, il va découvrir le secret jalousement caché par les remparts de ce château moderne : une belle jeune fille, solitaire et muette, visiblement prisonnière. Le cœur de Werner peut-il encore s'éveiller à l'amour ? Et quel prix est-il prêt à payer pour cela ?


Encore une fois Loo Hui Phang nous entraine dans un récit mêlant réalité historique et conte fantastique - et encore une fois, il y a des clefs de l'histoire qui nous échapperont. Il faut accepter ça et se laisser entraîner par les dessins de Philippe Dupuy qui alterne les sensations d'oppression à la Kafka et une sensualité envoutante. Pour cela, il couvre des pages entières de nuances d'une seule couleur : les gris pour la guerre et la mort, les bleus sombres et verts pour les nuits d'errance et la déshumanisation de l'usine, le rouge et le noir pour le sexe, le jaune lumineux pour la délivrance.

Poétique, le titre de cette BD est clairement une référence à la littérature érotique chinoise.
Il existe une vieille histoire qui raconte que le roi de Chu voyait en rêve la déesse du mont des Sorcières venir partager sa couche et lui expliquer qu’elle apparaissait le matin avec les nuages et disparaissait le soir en pluie, d’où l’origine de cette métaphore pour dire "faire l'amour" : Yun yu Shi ( jouer au nuage et à la pluie). Dans le taoïsme classique, il était courant de penser que la sexualité pouvait prolonger l'existence et était l'une des portes vers l'immortalité. Les Taoïstes mirent au point de multiples méthodes destinées à conserver, entretenir, favoriser, accroître le "principe vital" lors de relations sexuelles.

Spoiler:

La présence récurrente du poisson dans ce livre est aussi une référence asiatique forte : il est d'abord souvent évoquer dans les positions du Tao de l'Art d'aimer (je vous laisse chercher ). Mais l'animal (ici une carpe Koï) est aussi symbole de vie, de fécondité, et de virilité pour les hommes. Sa capacité à remonter le courant des rivières en fait aussi un symbole de courage et de persévérance. Et Werner devra lui aussi traverser les eaux tumultueuses pour s'échapper de sa prison, avant de pouvoir repartir, en laissant les morts derrière lui.

Un livre auquel il faut consacrer plusieurs lectures tant il est riche de subtilités et de poésies.

Oui, et de niveaux  d’interprétations, comme dans un rêve. Loo Hui Phang ouvre une parenthèse, brouille les pistes, et en même temps que Werner, nous égare et nous questionne sans vraiment livrer de réponse, si ce n’est celle d’accepter la vie comme elle vient  avec ‘perméabilité’ ... La pensée taoïste, comme le souligne Feufollet, imprègne fortement ce récit à travers une constante : l’alliance des contraires, joliment traduite par les contrastes de couleurs. Réalité-idéal, rêve-cauchemar, vie-mort, amour-solitude, emprisonnement-liberté, parole-silence, masculin-féminin, les opposés se mêlent dans un élan à la fois vital et destructeur à l’image des étreintes nocturnes des deux personnages. J’avoue avoir eu une première lecture un peu légère, mais la seconde m’ a permis de mieux apprécier ce conte étrange ; petit bémol sur le chapitre 11 où il se passe peut-être trop de choses d’un coup, ce qui contraste avec l’atmosphère  flottante et vide qui prédomine dans l’ensemble … la poursuite en mode zombies m’ a parue un peu longue…

intéressant article et commentaire de planches de Nuages et Pluie mais aussi de L'Odeur des garçons affamés, par l'auteure elle-même, quoi de mieux... à ne pas regarder avant d'avoir lu les bd bien sûr...
http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/bande-dessinee/bd-loo-hui-phang-portrait-d-une-scenariste-aventuriere-239045

La complémentarité entre texte et dessin est saisissante. Phang et Dupuy tendent vers le même objectif, travaillent les mêmes nuances avec une sensibilité commune. Il y a ce qui est apparent et ce qui est induit, les thèmes montrés (vampirisme, fatalité, Histoire) et ceux que l'on peut percevoir en creux et visiter à l'aune de notre intuition propre : l'organisation politique, la fatalité liée à la sexualité, les instants qui peuvent se figer pour un temps et se lire à la lumière de leurs représentations (poèmes, estampes). L'interview de Loo Hui est bien intéressante. Comme pour L'Odeur, il y a une belle maîtrise et efficacité dans le travail de la scénariste, et l'osmose obtenue avec les dessinateurs dans des registres différents mais pas du tout opposés est tout à fait convaincante.

Très difficile de rendre compte, ce livre laisse autant la place à l’interprétation, au lâcher prise, à l'imaginaire qu'à une (voir plusieurs) lecture resserrée à chercher à décrypter tous les sens et les contrastes.
Chacun viendra y chercher la poésie ou l'inspiration qu'il voudra bien y trouver, on pourra rester hermétique, pourtant c'est un univers assez fascinant et singulier que propose une fois de plus Loo Hui Phang, et je n'y suis pas resté totalement insensible.

Comme vous en parlez bien. Je n'ai rien envie d'ajouter.
Une première lecture particulièrement étrange pour moi, venant du livre mais aussi des conditions dans lesquelles je l'ai lu. Il y aura une autre lecture puis d'autres encore car ce livre ne se découvre pas en une fois. Mais pas tout de suite, il faudra du temps. Il faudra le bon moment.

seconde lecture moins surprenante ( forcément ) mais qui fait ressortir les forces et les faiblesses de ce bel album. Force dans les ambiances, l'atmosphère envoutante, l'étrangeté et la poésie d'un mauvais rêve... faiblesses dans la longueur de certaines scènes ou ma propre incapacité à en découvrir le sens ( les longues errances dans la demeure ) - bon, là, d'accord, la faiblesse est mienne !
Je ne suis pas enthousiaste à 100% je cherche encore ce qui me gêne, peut-être le trop grand nombre de thèmes abordés et juxtaposés ? Ou l'absence de liant entre certains chapitres ou, ou...je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. S'il faut comparer le scenario avec celui de l'odeur des garçons affamés, explorant aussi le fantastique et la sexualité, j'ai trouvé ce dernier bien plus fin et abouti. Voilà qui ne fait guère avancer le schmilblick donc j'arrête là !

Voici deux auteurs que j'aime beaucoup et dont j'avais (sup)porté le précédent ouvrage contre vents et marées.
C'était avec beaucoup d'enthousiasme que je me lançais dans la lecture de Nuage et pluie.
On retrouve avec plaisir l'univers fantastique et étrange du précédent opus dans une forme plus sage mais sans doute plus construite et épurée. Les deux livres me semblent avoir une parenté assez évidente, pourtant.
Une jolie lecture.

naphtalene a écrit:

S'il faut comparer le scenario avec celui de l'odeur des garçons affamés, explorant aussi le fantastique et la sexualité, j'ai trouvé ce dernier bien plus fin et abouti.

Pareil pour moi!

Et merci Feufollet pour cette chronique éclairante (pour moi en tout cas).

Allez savoir pourquoi, j'étais parti sur l'idée de la maladie "des enfants de la lune" pour expliquer cett vie nocture et cet enfermement journalier...
bon, mais les vampires ça me va aussi

Une très belle lecture, avec un jeu graphique (les couleurs surtout) qui fonctionne bien.
L'univers développé est assez envoûtant, et pourtant je reste un peu sur ma faim, l'histoire n'arrivant pas à se singulariser suffisamment.

Un superbe voyage, où j'ai le sentiment de ne pas tout saisir, mais la poésie du conte est magique.