le grand public

Mes libraires sont parfois taquins.
Leur faisant part de mes réserves sur un livre qu’ils conseillent et apprécient, ils m’adressent tantôt quelques reproches teintés d’un léger désappointement.
« Toi, tu n’aimes pas la bande dessinée grand public !»
Méfiant par principe de ce qui se vend bien, de ce qui se consomme aussi vite qu’on l’oublie, ou de ce qui crève les plafonds de l’audimat, j’accepte sans broncher la remarque, tentant vainement de me défendre :
- J’ai quand même tout Tintin, tout Astérix et tout Lucky Luke à la maison !
- Certes, poursuit mon libraire, mais je te parle du grand public contemporain. Les classiques, c’est facile…
Bien.
Alors là, je m’égare.
Je rassemble mes esprits et tente d’y voir clair, de trouver une réponse cinglante à renvoyer dare-dare au libraire bien campé derrière sa caisse, sourire aux lèvres et regard fier.
- J’ai quand même en bibliothèque bon nombre de livres qui se sont bien vendus… J’ai acheté mon Arabe du futur, mon Larcenet, mes Lapinot…
- M’enfin, Stéphane (mon libraire m’appelle courtoisement par mon prénom), tout ça, c’est pas du tout grand public, c’est des trucs d’intello (mon libraire a  une haute opinion de moi)…. Non, moi, je te parle du "grand public de qualité"… Je suis sûr que t’en as pas dans ta bibliothèque…
Là, je commence à transpirer. Je tente de trouver le livre qui va me sauver la mise.
Mais j’ai beau chercher, je ne vois pas trop ce qui définit le "grand public de qualité".
J’ai, après les remarques faites par mon libraire, une vague représentation de ce que cela recouvre dans son esprit mais je peine à bien délimité l’espace.
Le "grand public" n’est pas nécessairement une œuvre classique, indémodable ou n’a pas vocation à le devenir.
Le "grand public" ne se vend pas forcément. Et un album ne devient pas grand public s’il se vend très bien (mon libraire parlerait sans doute de "niches" : après tout, Persepolis, l'Arabe du futur, ce sont des trucs de lecteurs de Télérama) quelle que soit sa qualité. Soit.
Un livre est donc a priori "grand public". C’est donc un livre calibré, pensé – en terme de forme et de récit - pour être accessible au plus grand nombre. Là encore, je peine à saisir les frontières du genre « grand public » sans être obligé d’y voir une toute petite lorgnette par laquelle regarder la bande-dessinée. Je crois comprendre que la bande-dessinée grand public « de qualité » se moque d’interroger les formes ou le médium et se "contente" (ce qui est déjà très bien), de faire bien ce qu’on sait ou qu’on a déjà fait.
La bédé grand public contemporaine "de qualité", c’est donc de l’artisanat, utile (au libraire pour qu’il gagne sa vie, au lecteur qui accède facilement au plaisir divin du livre) et solide.
Alors c’est vrai, certains artisans travaillent comme des cochons mais d’autres peuvent passer pour des artistes.  Ils font merveilleusement leur travail, s’appliquant à respecter les cadres et les règles fixés par les « coutumes ». Les auteurs de "bd grand public contemporaine de qualité" ne font donc pas forcément de mauvais livres, ils font seulement des livres honnêtes, appliqués, parfois "parfaits", mais qui peinent à me surprendre, me bousculer et donc à m’atteindre ou m'émouvoir. Ils comblent sans doute un public qui aime être rassuré en trouvant des repères familiers d’un livre à l’autre.
J'avoue bien humblement, et sans mépris, ne pas vraiment prendre plaisir à ce genre de lecture et me montre parfois méfiant, et peu facile à convaincre : les libraires ont encore du pain sur la planche !

ça existe le petit public ?

C'est une distinction inopérante, en terme de lecture.

S'intéresser au grand ou petit public, c'est s'intéresser à la cible. Je préfère me positionner en tant que lecteur, ouvert à toute expérience de lecture (si si) mais qui n'est pas vierge de connaissance, donc qui peut, il faut l'accepter, avoir un avis a priori, qui ne demande qu'à changer.

En revanche, si on passe une lecture "grand public" à la moulinette des autres lectures, des approches théoriques (ce n'est pas un gros mot, c'est juste que des gens ont réfléchi à la bd, développé des avis, ont apporté des idées, et qu'il serait débile de ne pas en tenir compte), elle a souvent du mal à tenir la route.

On est toujours sur une faille qui traverse le jury, et le défenseurs de l'émotion face à la raison (je caricature, et ne porte aucun jugement de valeur) sont bien nombreux, et aussi difficiles à convaincre que les autres.
C'est compliqué, on aimerait qu'un album réunisse tout le monde d'un même coeur, satisfasse chacun de nous par la pertinence de son propos, par les émotions de lecture qu'il suscite et par son exigence formelle ; qu'on soit les premiers à le défendre, que ce ne soit pas facile, mais qu'au final, il devienne (surtout à esprit bd) un succès de librairie. Mais autant les qualités formelles, sur le langage du média, sont une donnée assez objective, autant la question de l'émotion face à la narration, et face à la langue même (nous n'aimons pas tous les mêmes tournures) l'est moins.

Après, le fait que le 'shériff' ait un public nous oblige (certains achètent les albums parce qu'ils sont shériff, c'est chouette ).

Mais il est difficile de défendre un livre pour lequel on se bat, de le défendre plus qu'on ne le fait ici ; je ne suis pas libraire, et pas au contact des (bienheureux) clients. Est-ce que ça veut dire qu'il faut qu'on intègre cette donnée ? Est-ce que ça veut dire qu'il faut qu'on ménage notre public ? Comment dans ce cas l'amener un peu plus loin à chaque fois ? Ou faut-il le conforter dans ses attentes ?

J'ai un vrai problème à devoir étiqueter ce que je lis, j'entends ou je vois.
C'est un peu restrictif que de diviser le monde en deux catégories comme dirait Clint, le grand public et le petit, allez pour le monde de la BD, on va parler de la BD dite alternative ou indépendante. Car si je regarde avec attention dans ma bibliothèque, les trois quart des auteurs dont j'apprécie les talents ne rentrent dans aucune de ces deux catégories, je pourrai citer à tout va Larcenet, Blain, Sfar, Fior, Pedrosa, Bruno et consorts.
Si on regarde nos dernières lectures, j'ai bien une idée pour toi Superphane pour dénicher un morceau de grand public dans ta bibliothèque, Murderabilia dans son scénario rassemble quand même les mêmes ressorts que ceux qui nous sont servis dans "Stern" ou "Les nuits de Saturne", Ortiz joue sur les flash back, le suspense, les rebondissements et les relations (amours ou amitiés improbables) qui naissent entre les personnages et qui donnent le rythme au récit.
Alors certes la forme n'est pas très grand public car le grand public aime sans doute les cases qui se ressemblent toutes et le dessin n'est pas assez réaliste non plus, le grand public aime pouvoir compter les cinq doigts de la main.

Pour les questions posées par Jérôme, je dirai surtout qu'il faut choisir le meilleur, ll y a des livres grand public de qualité, il y a des bouses parmi les livres qui se disent réfléchir sur le médium mais qui ne le font pas forcément avancer, et vice versa.
Et puis surtout, il y a tous les autres.

Je constate que personne n'ose aborder le problème essentiel du propos,
qui est le même dans le monde de la musique d'ailleurs.

Car que ce soit dans un concert ou à la librairie lors de rencontres avec les auteurs,
et bien si le Grand public se place devant, (du coup) le Petit public, lui, il ne voit plus rien!!!!