Nombre de messages : 4846 Age : 57 Localisation : entre un carton de nouveautés et une pile de retours Date d'inscription : 06/02/2007
Sujet: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Lun 21 Oct 2013 - 16:32
Après le singulier Là où vont nos pères de Shaun Tan, œuvre muette unanimement saluée, justement récompensée et désormais titulaire du label « classique », on aurait pu penser que les thèmes de l'exil et de l'immigration feraient des émules chez des auteurs toujours soucieux d'appliquer à leurs projets des recettes qui traduisent des préoccupations contemporaines. Or, hormis dans le cas de la bande dessinée documentaire devenue un genre à part entière grâce d'une part à l'avènement de reporters tels qu'Étienne Davodeau et Joe Sacco ou de témoignages comme c'est le cas du Photographe de Guibert, Lefèvre et Lemercier, et d'autre part à la création de magazines du type XXI ou plus récemment La revue dessinée, rares sont les publications de fiction dont l'enjeu est défini par le truchement d'une aventure humaine tributaire de la réalité géopolitique (on peut citer néanmoins Droit du sol de Masson et Békame de Pourquié et Ducoudray). Les ombres vient occuper ce champ-là, mais du bout de l'orteil, avec l'air de ne pas y toucher et l'assurance d'un conte universel. La trame est d'une simplicité enfantine : un frère et une sœur se voient contraints sous la pression paternelle de fuir toutes affaires cessantes leur contrée assaillie et d'essayer de gagner coûte que coûte le Grand Pays, terre de tous les espoirs. Débute alors leur odyssée, dont on sait qu'elle prendra fin dans l'exiguïté d'un bureau officiel où une espèce de fonctionnaire mastodonte écoute et retranscrit le récit auquel se livre le personnage principal, sous l'influence de ses parents décédés devenus ombres. On le sait bien, depuis la nuit des temps toutes les histoires ont déjà été racontées puis écrites. Dès lors, c'est la personnalité des auteurs et la richesse de leur univers et de leur héritage qui impose l'originalité d'une œuvre. Les ombres se distingue du lot commun des épopées fantastiques et bibliques grâce à la valeur artistique de ses représentations et la manière plutôt intelligente de régurgiter les références en flirtant avec l'inconscient ou l'imaginaire collectif. Le récit s'approprie des images de l'enfance et du rêve, les malaxe puis les restitue d'une manière inédite, comme par la force d'un tour de magie. On croise tour à tour l'ogre du Petit Poucet, Hansel et Gretel abandonnés dans la forêt, Moïse et les siens dans leur traversée du désert ou bien Pinocchio retenu dans le ventre de la baleine, autant d'images d'Épinal, d'icônes réinterprétées par la grâce d'Hippolyte qui avec ce livre touche à la quintessence de son art. La relative faiblesse de la portée des dialogues (dans le sens d'un manque de relief, d'une utilisation qui ne dépasse que rarement un rôle purement informatif) est avalée par la déferlante graphique qui inonde et sublime le récit. Peut-être le choix de camper des personnages qui n'ont pas grand chose à raconter du fait de leur jeune âge et de leur inexpérience est-il délibéré. Peut-être la volonté de Zabus était de ne pas trop en faire et abandonner les rênes au talent d'Hippolyte (même si l'épisode de comédie musicale de l'ogre Thénardier demeure très réussi). Alors, en ce sens, l'objectif est atteint. Qu'il s'agisse de dessin pur comme pour la représentation des ombres ou dans la suggestion symbolique des splendides pages en noir et blanc qui viennent énumérer les chapitres dans une forme de scansion à rebours, qu'elle s'exprime au travers de l'utilisation frénétique de la couleur à l'image de cette double page qui se suffirait à elle-même au cœur d'un encadrement, l'incarnation garantit dans Les ombres la puissance narrative ; le verbe s'efface au profit de l'évocation graphique. Page après page, le lecteur est happé par un tourbillon incessant d'ambiances chatoyantes dont les variations agissent au gré des tempêtes rencontrées, des forêts traversées dans l'inquiétude, de la sérénité temporairement revenue. D'allégorie en démonstration, la structure du récit s'articule autour d'une réflexion propre à chaque planche, la couleur dominante orientant tons et sentiments dans un ensemble cohérent qui apporte à la progression de l'itinéraire des personnages tout l'équilibre que requiert une divagation fantomatique lorsqu'elle est traduite en bande dessinée. Il n'y a plus qu'à se laisser aller à la dérive et accompagner les personnages dans leur destin kafkaïen. Avec cette bande dessinée épaisse et sensuelle, les éditions Phébus effectuent leur galop d'essai en la matière. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la maison s'est donnée les moyens de s'affirmer comme un éditeur sur lequel il faudra à l'avenir compter. Outre la qualité artistique d'un volume imposant (pas loin de deux cents pages) qui va sans doute s'imposer comme une des quelques parutions essentielles de cette année, le travail réalisé sur l'objet est remarquable, que ce soit dans le choix d'un beau papier mat à fort grammage, d'un grand format qui ne trahit pas la taille des planches originales, d'un pelliculage « peau de pêche » très à la mode et soyeux, d'une couverture séduisante, et enfin d'avoir fixé un prix plus qu'abordable, seulement vingt-quatre euros.
Nombre de messages : 3329 Age : 50 Localisation : Dans mon Auvergne jolie parmi les bois les monts Date d'inscription : 15/01/2010
Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Ven 15 Nov 2013 - 12:27
fred a écrit:
rares sont les publications de fiction dont l'enjeu est défini par le truchement d'une aventure humaine tributaire de la réalité géopolitique (on peut citer néanmoins Droit du sol de Masson et Békame de Pourquié et Ducoudray). Les ombres vient occuper ce champ-là, mais du bout de l'orteil, avec l'air de ne pas y toucher et l'assurance d'un conte universel. La trame est d'une simplicité enfantine : un frère et une sœur se voient contraints sous la pression paternelle de fuir toutes affaires cessantes leur contrée assaillie et d'essayer de gagner coûte que coûte le Grand Pays, terre de tous les espoirs.
On saura se rappeler aussi, sur une trame très très proche, mais à mon avis plus profonde et cruelle dans l'approche des personnages, Les Enfants Pâles.
Mais qu'est-il arrivé à Zabus pour pondre un récit aussi éthéré et symbolique ? C'est le filtre du théâtre qui joue à plein dans ce bouquin, qui se sent beaucoup, mais aussi, j'en suis persuadé, la qualité graphique, qui renforce cette évocation somme toute assez linéaire et basique. Un dessin épuré, bourré d'idées, dans l'utilisation de la couleur, qui réussit (presque toujours > la dernière séquence me paraît moins bonne) à varier grandement les différents univers traversés par la couleur, les traits, la gestion des espaces...
J'aime aussi que le récit (théâtre encore) soit aussi désespéré, chargé de tragique.
Attention petit spoiler :
Tue-Loup Comité de sélection du Sheriff d'or
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Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Ven 15 Nov 2013 - 20:03
eraserhead a écrit:
Mais qu'est-il arrivé à Zabus pour pondre un récit aussi éthéré et symbolique ? C'est le filtre du théâtre qui joue à plein dans ce bouquin, qui se sent beaucoup,
J'aime aussi que le récit (théâtre encore) soit aussi désespéré, chargé de tragique.
Effectivement, on sent l'influence (très positive) du théâtre. On a l'impression qu'elle a conduit l'auteur à un travail d'épuration salvateur, une capacité à travailler le symbole.
La lecture des OMBRES a immédiatement fait résonance avec les pièces de Théâtre du dramaturge Wajdi Mouawad qui interrogent la question identitaire. Ceux qui ont eu la chance de voir La Trilogie Littoral / Incendies / Forêts (ou l'une d'elles), doivent s'en souvenir au plus profond de leur coeur.
Une Vidéo ou Wajdi explique la genèse de son travail et de son écriture. Passionnant
eric Jury du Sheriff d'or
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Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Ven 15 Nov 2013 - 20:46
Je viens de finir la lecture et je suis plutôt secoué. Je me donne quelque jour pour livrer ici un avis construit.
Mais c'est définitivement un bel ouvrage...
Superphane Comité de sélection du Sheriff d'or
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Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Lun 18 Nov 2013 - 16:29
On est tout de même bien plus secoué, justement, à la lecture des pièces de Mouawad. L'histoire convainc surtout grâce à son traitement graphique remarquable. Les jeux sur les masques sont magnifiques. Sa facilité d'accès en fait un très beau livre grand public. J'aurais acheté le livre avec plaisir à mes loulous, si Zabus s'était dispensé de nous coller une "scène de viol" totalement inutile. Sur le même thème, les enfants pâles est un livre bien plus percutant. Le très beau paquet - on parlait de la prévalence du dessin sur le scénario il y a peu - masque un scénario très léger (on se dispensera de parler du texte). La dernière séquence - celle des portes - est trop caricaturale pour convaincre. Hippolyte quitte l'onirisme pour le symbolisme et c'est un peu lourdeau.
naphtalene Comité de sélection du Sheriff d'or
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Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Sam 23 Nov 2013 - 19:01
Tactilement surprenant ( j'adore cette couverture toute moutmoute !) et graphiquement foisonnant ! Un dessin maîtrisé et des couleurs très présentes ( je ne m'en plains pas ), mis au service d'un scenario qui s'emballe parfois un peu trop. Si Là où vont nos pères, ou Le tombeau des lucioles plus "linéaires", parviennent à me tirer des larmes à chaque fois, ici rien de plus qu'une profonde compassion (évidemment), et un léger malaise. Le "trop" étouffant l'essentiel ? Mais c'est un ouvrage qui compte, assurément !
gagadinorux Comité de sélection du Sheriff d'or
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Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Dim 24 Nov 2013 - 15:00
Je n'ai ni vu les pièces de Théâtre de Wajdi Mouawad, ni lu Les Enfants Pâles, ni lu Là où vont nos pères ou Le tombeau des lucioles...
Bah... me reste les Ombres... que j'ai lu! si si! ouf!
Je vais quand même me fendre de ma petite résonance personnelle : Sinna Mann (L'Homme en colère), film d'animation sur la violence conjugale dont le traitement est, je trouve, assez similaire dans une certaine distanciation du sujet tout en abordant celui-ci de façon très sérieuse et dramatique.
Ce n'est qu'un court extrait, sous-titré et en anglais... mais c'est mieux que rien !
Pour la fin, je suis d'accord, le raccordement trop net à la réalité, trop explicite tout à coup déçoit un peu, et rend le récit moins abouti. Pour le reste cela est vraiment réussi, en ce qui concerne le traitement graphique entre autre.
Je trouve le récit émouvant et touchant, le rapport avec sa soeur en particulier, et pour la scène de viol, je ne vois pas ou est le problème, ce n'est pas justement un livre pour enfants, et cette scène, tout en pudeur quand même, remet bien les choses à leur place, la violence et les atrocités de la guerre et du sort des exilés. On sort du pur symbolisme et c'est bien aussi.
myrte Titulaire
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Sujet: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Dim 24 Nov 2013 - 16:39
Un magnifique ouvrage : j'aime bien la couverte toute "moutemoute" aussi:lol: Les planches où les personnages foisonnent sont, je trouve, hypnothisantes et pour le reste je trouve le sujet très bien traité grâce à la distance que met le traitement symbolique entre nous et cette réalité.
Tue-Loup Comité de sélection du Sheriff d'or
Nombre de messages : 940 Age : 59 Localisation : Aulnat Date d'inscription : 07/02/2011
Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Dim 24 Nov 2013 - 21:40
Superphane a écrit:
. Sur le même thème, les enfants pâles est un livre bien plus percutant.
On ne va pas refaire le débat mais je ne partage pas ton point de vue. D'abord je ne trouve pas que les deux livres parlent du même thème. Pour faire simple, les enfants pâles s'est plutôt un regard philosophique sur le pouvoir, l'errance et la quête d'une société utopique. Les Ombres aborde plus directement le terrain politique: exode, frontière, génocide, dictature, Tiers monde et pays riches, l'accueil des étrangers … Tu soulignes l'aspect mineur du texte des Ombres, le mot scénario semble assez péjoratif dans ton propos. Les ombres est un livre plus direct, plus symbolique, on est sur la trame du conte. C'est le remarquable travail graphique(sur ce point, on est d'accord !)qui donne toute sa force à l'histoire, elle l'illumine, la transcende … mais c'est bien cela une BD ?
Joco Comité de sélection du Sheriff d'or
Nombre de messages : 2331 Age : 57 Localisation : Troisième à gauche Date d'inscription : 23/06/2007
Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Mer 27 Nov 2013 - 21:15
Oui, c'est bien, c'est beau, c'est écrit..... tout les ingrédients sont là mais la sauce ne prend pas vraiment ! Rien de très nouveau sous le soleil au bout du compte.
jcampagne
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Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Mer 27 Nov 2013 - 23:02
Effectivement c'est un sujet difficile qui via le conte et le dessin nous permet de prendre de la distance. Distance nécessaire pour pouvoir parler de ce type de sujet. Malheureusement, j'ai eu l'impression de redécouvrir l'ensemble des clichés liés au tiers monde : guerre, passeur, immigration.....ce qui fait que le scenario etait sans surprise (si je puis dire). Je eu le sentiment d'avoir une énième vision "de bons européens" sur le tiers monde qui me laisse toujours mal a l'aise.
Eva
Nombre de messages : 164 Age : 51 Localisation : Clermont-Fd Date d'inscription : 06/02/2007
Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Jeu 28 Nov 2013 - 9:21
Bel ouvrage, au sens propre comme au figuré. Hippolyte maîtrise toujours aussi bien ses dessins. L'utilisation des masques est une bonne idée. On retrouve un tas de références. Mais malgré toutes ces bonnes choses, je n'ai pas été séduite par ce livre.
Can Comité de sélection du Sheriff d'or
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Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Jeu 28 Nov 2013 - 21:12
Je sais pas vous mais moi j'ai pensé immédiatement au Capitaine Écarlate de David B et Guibert sur l’utilisation des masques :
Quand les immigrés ont la maladie du souvenir sur les deux double pages , j'ai aussi pensé aux planches en couleur des enfants de Larcenet quand Mancini rencontre le Blast. J'ai aussi pensé à La où vont nos pères bien entendu , bref , je ressens à la fois une impression de déjà vu dans quelque chose de profondément différent. Traiter le sujet sous forme de conte donne une vraie dimension à l'histoire et apporte beaucoup de poésie, le serpent qui joue le rôle du passeur ou le chant des sirènes sont deux exemples parmi d'autres de scènes magnifiques et très oniriques. Sur le dessin , la mise en couleur et l'édition , on touche la perfection , malheureusement les dialogues ne sont pas au même niveau , ce qui crée un déséquilibre un brin regrettable.
eric Jury du Sheriff d'or
Nombre de messages : 278 Age : 49 Localisation : Clermont-Ferrand Date d'inscription : 11/11/2011
Sujet: Re: Les ombres d'Hippolyte et Zabus Ven 29 Nov 2013 - 21:47
Bon, un mot sur le livre avec plus de recul -et aussi après vous avoir lu.
Le début de lecture est gênée par le portrait qui est fait des "méchants". Ils sont quand même très très méchants... Du coup le propos peine à prendre de la puissance. Les convaincus le restent, ceux qui ne sont pas sensibles aux problèmes des migrants ne le deviendront pas forcément plus à la vue de ces caricatures. Cela tient certainement au choix de traitement sous la forme d'un conte.
Mais le traitement de ce groupe de migrant contient plus d'humanité. Et j'ai vraiment aimé cette description du mal du migrant qui peut perdre ses souvenirs, lorsque le voyage prend le pas sur la destination. Et comme ça arrive sur la deuxième moitié du livre, je reste avec une impression de réussite.
Le traitement graphique est formidable, l'édition de qualité pour un prix plus qu'honnête. Dommage qu'il souffre d'une faiblesse sur les dialogues un peu plat et que les personnages de prédateurs soient si caricaturaux.