Julian Blumer a quitté la boutique familiale, perdue à Facundo, en plein cœur de la Patagonie, pour finir ses jours à Buenos Aires. Entre temps, sa vie, marquée durablement par la vision d'un travesti sur le port de la capitale, construite en opposition à celle de ses parents, l'aura amené à s'éloigner de la petite métisse Isabel, avec qui il a partagé son enfance, à rencontrer un cinéaste au passé trouble, ou Cuyul le boxeur manchot, désireux de retrouver ses racines mapuches.
Résumer Chère Patagonie relève de la gageure, tant ce livre, chronique d'un pays, est vaste. Il est l'oeuvre de Jorge Gonzalez, épaulé au scénario pour quelques uns des neuf chapitres, par Hernan Gonzalez, Horacio Altuna, pilier de la bande dessinée argentine, et par Alejandro Aguado, écrivain, qui devient le personnage de la dernière partie.
De Jorge Gonzalez, on connaissait Bandonéon : une œuvre dense, exigeante, parfois bancale, mais dont on sortait transi et heureux, riches de nouvelles connaissances, et de belles rencontres. Il réitère cet exploit avec Chère Patagonie. Bandonéon avait fait la promesse d'un auteur à suivre ; Chère Patagonie confirme, plaçant Gonzalez parmi les grands de la bande dessinée.
Il est toujours question de l'identité argentine, mais si Bandonéon résonnait de musiques langoureuses et dansantes, Chère Patagonie chuchote, fait entendre le souffle du vent freiné par le brouillard d'un territoire aride, chuchote aussi la souffrance des peuples autochtones, fiers et opprimés par les riches colons.
Neuf chapitres qui se répondent, se tiennent par quelques fils parfois très ténus, comme neuf étapes dans la construction d'une identité. Au travers des existences de Blumer, d'Isabel, de Cuyul, et de leurs familles, c'est l'histoire de tout un pays, de son passé qui trouble encore le présent. Gonzalez exhume, dans les huit premiers chapitres, des destins ombrageux, disparus, que l'écrivain Aguado ne soupçonnait pas lorsqu'il se lance sur la trace de sa famille, qu'il ne soupçonnait pas d'avoir une souche tehuelche, l'une des ethnies fondues dans l'Argentine moderne.
Ce dernier chapitre, en forme de partie quasi autonome, rappelle la construction en deux temps de Bandonéon ; et encore, elle se distingue formellement de la première partie par sa richesse graphique, sa grande diversité de support (textes, croquis, aquarelles...).
Sur la totalité des 280 pages que compte Chère Patagonie, c'est bien la dimension graphique qui frappe le lecteur, tant les planches sont magnifiques, embrumées, comme d'un voile qui se lève peu à peu sur les personnages, dont nous ne percevons pas tous les contours, toutes les raisons, et qui fabriquent, par leur collision, une bande dessinée chorale, laissant une impression de complétude venue d'on ne sait où, sans doute renforcée par le fait que l'écriture s'appuie sur de nombreux faits historiques, et sur lesquels l'auteur développe un point de vue, en marge du destin de ses personnages.
Les planches tranchent remarquablement avec la densité de l'histoire racontée, avec peu de mots, tant elles sont aérées, l'auteur laissant une grande place au vide, se permettant de grandes illustrations en double page (époustouflantes de beauté). Rarement la collection Aire Libre, dans laquelle l'ouvrage est édité, n'aura aussi bien porté son nom. Autre point positif, Dupuis a fait un gros effort sur le prix de l'ouvrage.