Contrairement à ce que tu dis, on a tendance à être assez frileux, hésitants, sur les œuvres exigeantes. Ça ne veut pas dire que les œuvres qui obtiennent un plébiscite de notre part ne le sont pas, mais les deux critères ne sont pas liés.
Choisir tel ou tel livre amène à considérer un faisceau de critères, parfois subjectifs, qui sont aussi parfois opposés ; l'un de ceux qui m'anime de plus en plus est de me séparer rapidement de livres qui vont m'encombrer lors du vote final. Bien évidemment, c'est que je ne trouve pas ces livres parfaits (ce ne sont pas des chefs d’œuvres – mais le terme a eu tendance à susciter des polémiques). Ce sont souvent des livres que je trouve consensuels (autre terme polémique, que je charge d'ondes négatives, alors que d'autres – Joco notamment, l'entendent positivement).
Vous allez me dire que ce n'est pas bien beau, et que je ferai mieux d'être objectif un peu plus et de voter pour le meilleur livre, et que etc... Je n'ai jamais voté contre un livre, par exemple ce mois-ci, si je vote pour Shangri-la, c'est que je le préfère (de loin) à Pereira. Même si je sais qu'au bout du compte, il a bien moins de chance que ce dernier d'avoir notre considération. Mais je le préfère d'autant plus que je trouve Pereira encombrant. D'où une défense un peu inappropriée sans doute. D'où des charges un peu emportées, malhabiles aussi.
Pereira prétend est un beau livre. Je l'ai dit plusieurs fois, mais un livre mou. Des livres comme ça, on en a eu des dizaines. Ce n'est pas parce qu'il parle de politique que ça en fait un livre qui ouvre les yeux, un livre qui s'engage.
Cette bande dessinée (je ne parle pas du roman, je ne l'ai pas lu, et serai ravi de rattraper très bientôt) raconte l'histoire d'un homme qui a déjà vécu, s'est enfermé dans un fonctionnement routinier (le thème semble travailler pas mal d'auteurs qui ont bien passé la trentaine) et dont une rencontre « fortuite » ouvre les yeux. L'originalité n'est pas là.
Tue-loup, ce n'est pas cynique de trouver cet album trop consensuel, mais ce n'est pas le message d'une œuvre qui en fait un chef d’œuvre. Personne n'a dit que Tabucchi, ni même cet album était conservateur ou bien pensant. Par contre, formellement, les dessins sont bien beaux, les couleurs sont bien belles, les mises en pages sont jolies... On s'y croirait (à Lisbonne), on est tous montés dans le train..., bref, on attribue à l'histoire qui nous est racontée une place prépondérante, ou nous sommes sensibles à la « beauté » des couleurs, etc... Mais si je lis un livre, ce qui compte, est-ce que c'est la beauté d'un mot, la rareté d'une tournure, ou même l'histoire racontée ?
Concernant, Can, les critères de notre défunte grille d'évaluation, il y avait un critère qui se rapprochait de « audace », je n'aurais pas attribué beaucoup de points dans cette case à Pereira. Et quand tu parles de la force de l'idée de départ, de laquelle parles-tu ? De l'idée d'adapter un roman ?
Quant à la complémentarité entre texte et dessin, c'est à voir, je n'en ai pas été convaincu par vos lectures.
Ce qui différencie à mes yeux un livre qui compte du tout venant, c'est comment, par sa forme même déjà il nous dit ce qu'il veut dire. Ce n'est pas une belle écriture ou un beau dessin. Ce n'est pas non plus une belle histoire.
L'histoire est secondaire, en tout cas elle est un outil pour que le message global de l'oeuvre sur lui-même, et sur le média et sur l'art en général, prenne forme. Pour cela, il faut que tous les éléments de l'oeuvre parlent d'une même voix. L'histoire peut bien dire ce qu'elle veut, si la mise en page ne me dit pas la même chose, ou ne me dit rien du tout, l'ensemble de l'oeuvre en est affectée.
Donc oui, Pereira prétend est un beau livre. Oui, c'est peut-être le plus réussi globalement ce mois-ci, avec de bien belles couleurs, et qui raconte une histoire qui aurait pu me toucher. Peut-être me touchera-t-elle à la lecture du roman ?