Le rapport de Brodeck, de Manu Larcenet

"C'est curieux le pouvoir qu'a la nuit de changer les choses les plus quotidiennes et les visages les plus simples. Parfois d'ailleurs, elle ne les change pas, elle les révèle, comme si en recouvrant de noir les paysages et les êtres, elle en faisait ressortir la vraie nature."

On n'est guère étonné, en lisant ces mots, tout droit tirés du roman éponyme de Philippe Claudel, que Manu Larcenet ait choisi l'adaptation de ce sombre succès. Une telle histoire fait écho aux questionnements et angoisses récurrents chez l'auteur de "Blast" : souffrance de l'homme face à l'horreur qu'il subit mais aussi qu'il inflige à ses pairs, poids étouffant du plus grand nombre, lâcheté de l'individu, culpabilité de construire son bonheur coûte que coûte, complexité de l'âme humaine... Dans le roman de Claudel, une grande part de l'écriture dépeint la nature et la vie animale, miroirs des combats de l'homme, tantôt réconfortants, tantôt repoussants de violences. Autant de thèmes qui ont nourri l'immense "Blast", mais qu'on trouvait déjà dans "Le combat ordinaire" et même, dans une moindre mesure, dans l'humour léger de "Retour à la terre".


Dans ce nouvel album, prévu en 2 tomes, édité en format à l'italienne, Manu Larcenet tisse autour des mots ciselés de Claudel un dessin en noir et blanc, sombre, très sombre, aux traits réalistes et torturés. Il couvre de noir les visages, les forêts enneigées, les pièces malsaines et étouffantes. Il prend la trame du livre à bras le corps, respectant l'alternance de moments présents et de flash-backs.


"Je suis le seul innocent parmi tous. Le seul. En écrivant ces mots, je comprends soudain le danger que cela représente d'être innocent au milieu des coupables... c'est, en somme, très proche d'être seul coupable parmi les innocents."
Brodeck, venu chercher un peu de beurre à l'auberge du village, par hasard  (mais un hasard qui, chez Claudel comme chez Larcenet, a l'amertume de la fatalité) , arrive juste après "l'Ereigniës" (la chose qui s'est passée) : tous les hommes se sont réunis et ont tué l'Anderer (l'Autre). Menacé par le groupe, Brodeck devra écrire un rapport pour expliquer les causes de cette violence, pour justifier l'injustifiable, pour être, lui-aussi, responsable de tout cela et porter sa part de culpabilité. Mais Brodeck ne peut se résoudre à prendre le parti du plus grand nombre et se sent pousser à écrire plus, à faire sortir tous les souvenirs sordides qui pourrissent en lui : son enfance aux odeurs de massacre, les jours dans les camps de concentration où il survit en choisissant d'être moins qu'une bête, les sourdes menaces qui pèsent sur lui depuis le meurtre...Il ne peut se résoudre à abandonner "l'Anderer" sans prendre le risque de se renier lui-même : "parfois même, je dois l'avouer, j'avais l'impression que lui, c'était un peu moi."


L'Anderer, on l'aperçoit peu mais sa présence fait des éclaircies : il est celui qui est venu d'on ne sait où, le différent, le mystérieux et souriant ami des bêtes et des petits, dessinant et notant dans son carnet la beauté sous toutes ses formes. Mais les gens du village, meurtris par la guerre, torturés par des secrets inavouables, rendus incapables de voir la bonté chez l'autre, ne peuvent percevoir de lui que le danger. "Cet homme était un miroir... il confrontait chacun à la vérité de son image... parfois on préfère casser le miroir."

Ce nouvel album de Larcenet est donc une réussite, tout en tension et en retenue. Il utilise son dessin pour enrichir un texte d'une grande force et en préserver la poésie torturée. L'équilibre entre les deux artistes est parfait. On ne peut que regretter qu'il faille attendre la suite, car ce tome laisse beaucoup de silences et, pour ceux qui ont lu le roman, cela donne l'impression d'une longue introduction - une lourde chappe de plomb s'installe et on attend son effondrement... Le second tome risque d'être encore plus torturé. Vivement l'intégrale qui permettra à l'histoire de prendre toute sa mesure !

Larcenet a plutôt écrit 'Le retour à la terre" mais le lapsus est joli si l'on pense à la nature de chacun.
Celui-ci semble tout de même très très sombre !

Oups ! Je corrige !
Et je confirme : c'est sombre !!! Mais c'est beau ...