La France peut-elle perdre ses "5A" ? Un an après l'inscription du repas gastronomique des Français sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, simple boutade ou désenchantement ? Explication.
Les 7e rencontres organisées par l'Institut européen d'histoire et des cultures de l'alimentation (Iehca), qui se tenaient à Tours le 25 et 26 novembre, n'ont pas connu cette année la fièvre qui s'était emparée de l'assistance lorsque cette inscription fut annoncée lors de la précédente rencontre, le 19 novembre 2010. L'institut, étroitement associé à l'université François-Rabelais de Tours, est en effet à l'origine des initiatives qui ont permis, pour la première fois, la reconnaissance d'expressions et de pratiques culinaires spécifiques, en application de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée en 2003.
L'université de Tours, sur cette lancée, a créé en juin avec l'Unesco une chaire consacrée à la "sauvegarde et valorisation des patrimoines culturels alimentaires". Cette seule avancée concrète ne suffit pourtant pas à masquer une certaine désillusion, car rien de tangible n'est venu montrer que l'Etat avait pris la mesure des engagements auxquels le liait la décision de l'Unesco.
L'un des critères essentiels fixés par cette convention pour l'inscription d'un élément immatériel au patrimoine culturel est la présentation d'un plan de gestion et de "mesures de sauvegarde" pour le faire vivre, le faire connaître, le transmettre et le promouvoir.
"Ce plan de gestion, rappelle Julia Csergo, historienne, rédactrice du dossier de candidature, est soumis à un contrôle régulier de l'Unesco, tout manquement aux engagements énoncés étant susceptible d'être sanctionné par une désinscription."
Depuis 2007, en effet, plusieurs radiations ont été prononcées à l'encontre d'Oman, de l'Inde et de l'Allemagne pour défaut de protection, en application de la Convention relative au patrimoine culturel et naturel.
Déjà, le Comité intergouvernemental s'était ému au printemps d'une utilisation commerciale de l'inscription au PCI (Patrimoine culturel immatériel), utilisée comme slogan dans la campagne "So French, so Good" lancée par le secrétariat d'Etat au commerce extérieur en faveur de l'exportation des produits de l'industrie agroalimentaire française.
Regrettant un aspect mercantile, étranger à son éthique, cette instance onusienne a fait remarquer que l'inscription n'avait pas vocation à assurer la promotion de produits marchands. C'est ce qui fait dire aujourd'hui à quelques esprits malicieux feignant d'ignorer que le label n'est attribué à un produit charcutier que par la seule Association amicale des amateurs d'andouillettes authentiques (AAAAA), et non par une agence de notation : "Nous risquons de perdre les 5 A !" Le mot a fait florès sur quelques blogs, chez les gourmets.
Autre initiative singulière, la Journée de la gastronomie, organisée le 23 septembre par le secrétariat d'Etat au commerce et au tourisme, n'était pas plus en phase avec la doctrine de l'Unesco, qui a inscrit une pratique sociale coutumière - le repas - et non un corpus de recettes ou d'actions disparates.
Cette nuance n'a pas toujours été comprise, notamment par les cuisiniers, pour qui le repas gastronomique ne relève que de leur métier. Dans ses attendus, la décision de l'Unesco explique au contraire : "Il s'agit d'un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l'art du "bien manger" et du "bien boire"".
Le repas gastronomique met l'accent sur le fait d'être bien ensemble, le plaisir du goût, l'harmonie entre l'être humain et les productions de la nature. "Déjà Claude Lévi-Strauss avait suggéré que la notion de "gustème" (unité de goût) pourrait aider à comprendre ce qui, dans une société, relie les gens entre eux et renforce le lien social. A la suite, historiens et anthropologues ont démontré qu'au-delà de la satisfaction des besoins biologiques, les pratiques alimentaires relèvent d'usages culturellement élaborés par les groupes humains tout au long de leur histoire" déclare Julia Csergo. Le baromètre de l'alimentation établi par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) en juillet 2009 confirmait d'ailleurs cette remarque : pour 95 % des Français la gastronomie fait partie de leur patrimoine et de leur identité.
Encouragée par ce constat, la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires (MFPCA), association loi de 1901 créée pour assurer l'élaboration et le suivi du dossier auprès de l'Unesco, s'est attachée depuis un an à la définition des mesures de sauvegarde, en particulier au contenu d'une Cité de la gastronomie qui figurait parmi les engagements de la candidature française.
Un temps abrité par les services extérieurs du ministère de l'agriculture, cet outil n'est pas assuré de sa survie, faute de moyens, au-delà du 31 décembre 2011. "Rien n'avance, notre association semble gêner, sauf peut-être Frédéric Mitterrand, qui demeure quand même très platonique dans son soutien", regrette l'un de ses responsables.
Les contacts noués par la Mission ont été pourtant largement positifs. Le site du ministère de la marine, place de la Concorde, fut même envisagé un moment pour y installer la Cité de la gastronomie. "Si l'Etat n'a pas les moyens d'entreprendre ce projet, note l'historien Pascal Ory, les collectivités territoriales sont prêtes à s'engager".
Plusieurs, en effet, ont manifesté leur souhait d'accueillir ce futur équipement culturel, parmi lesquelles les villes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Tours ou Lyon. Egalement, au sein des programmes de développement du Grand Paris, plusieurs établissements publics d'aménagement (Orly-Rungis, Plaine de France, Marne-la-Vallée) ont exprimé leur volonté de contribuer aux réflexions en cours pour faire éclore un établissement dédié aux cultures culinaires. Absence de moyens ou bien de volonté politique ? "Le Musée de la Grande Guerre à Meaux montre que l'on peut encore, malgré les difficultés du moment, engager des projets d'envergure", souligne Pierre Sanner, directeur de la MFPCA, laquelle propose, à titre de préfiguration, l'organisation d'un festival des cultures culinaires du monde reconnues par l'Unesco.
Le président de la Mission, Jean-Robert Pitte, note avec inquiétude qu'aucune décision n'a encore été prise pour la participation de la France à l'Exposition universelle de Milan en 2015, dont le thème "Nourrir la planète, énergie pour la vie" devrait être abordé en parallèle avec les réflexions en cours sur la Cité de la gastronomie.
Au cabinet du ministre de la culture, Sylvie Flaure, madame "gastronomie", estime au contraire que son ministre est conscient des enjeux et que son action ne s'est pas limitée à réaliser "Un dîner presque parfait" au cours de l'émission diffusée sur M6 le 23 septembre.
Et de rappeler que Frédéric Mitterrand s'est engagé à compléter le volet alimentation du patrimoine culturel immatériel avec le concours des élèves de l'enseignement agricole, à relancer l'action des sites remarquables du goût et des classes du goût pour les élèves de CE2. Le tourisme gastronomique et l'oenotourisme sont aussi suivis de près Rue de Valois.
La Cité de la gastronomie serait même, précise-t-elle, "un projet fortement soutenu" par le ministre. Voilà qui sera de nature, peut-être, à satisfaire ceux qui attendent dans ce domaine une véritable politique culturelle et, accessoirement, à rassurer les amateurs d'andouillette.